dimanche 4 novembre 2018

Le nimbe sassanide #07


Fig. 1 - Relief rupestre de Taq-i Bustân, Iran. Paroi gauche du grand iwan. © The Circle of Ancien Iranian Studies.

VI. Une représentation en lien avec l’âme ?


Doit-on alors intégrer dans la figure complexe du souverain à cheval une donnée qui fait écho à un modèle périphérique à l’empire perse et dont la valeur est pour le coup non plus charismatique mais bien magique ? N’y a-t-il pas eu perméabilité entre le substrat populaire et l’art de cour, intégrant autant de magie que de royauté dans le nimbe des souverains, à l’image de Yima, homme, roi(1) et démiurge ? Il faut donc supposer la chose suivante : via des centres frontaliers comme Doura-Europos, la figure équestre, modèle oriental répandu, se serait intégrée dans une figure royale dont la valeur mithriaque a été démontrée. Cette figure équestre aurait touché aussi le domaine populaire, resurgissant probablement dans une glyptique d’inspiration pareillement populaire. Rapport double voire triple : influence gréco-parthe (mithriaque) et probablement influence byzantine (apotropaïque) pour une figure à la fois royale et magique. La coïncidence ne ferait qu’illustrer un modèle largement répandu, mettant en œuvre des solutions plastiques dans lesquelles les marques de nature supra-humaine, selon qu’elles portent sur le charisme royal ou les vertus apotropaïques, se résolvent dans une seule et unique figure. Il semble aussi que la réforme doctrinaire sassanide, qui a fait du xvarrah une vertu dont la destination est d’affirmer prioritairement la nature exceptionnelle du souverain, s’est livrée à la captation de modèles kushans. Il est donc fort possible que le corpus de l’illumination dans l’art du Gandhâra se soit adapté sans mal au cadre nationaliste de la revendication  sassanide. Le passage du dieu à l’homme a pu ainsi sopérer par ce biais « gréco-bouddhique ». On serait en présence ici, pour reprendre une notion d’Aby Warburg, d’une Pathosformel consistant en un canon au succès considérable : celui de la gloire et de l’aide figurées par un personnage équestre. On serait tenté de désigner une nouvelle fois les point communs à ces deux types de nimbe radial : l’aide et le profit, idée double qui justifie, au même titre que le nimbe à « flammes léchantes », la présence du xvarrah dans le nimbe royal. Mais, du fait de sa fonction d’aide à la fois vertueuse et conjuratoire, on peut donc se demander si le nimbe sassanide se borne à porter la seule nature symbolique du xvarrah. Il s’inscrit dans des objets (plat en argent, sceau-talisman) où limage du charisme est également assimilable à une force active, transmissible par cette image. Force dont lorigine est située dans la nature royale ou divine des personnages représentés. C’est cet aspect de force ou de vertu transmissibles qui expliquerait la présence non systématique du nimbe autour de la tête des souverains. En effet, comme on l’a signalé plus haut, d’autres éléments viennent concurrencer le nimbe dans le procès de représentation du xvarrah : on a vu l’image de la montagne, celle aussi du Sênmurw.

Un autre exemplaire donne à voir cependant une fonction moins « utilitaire » que celle que remplit l’art de la vaisselle en argent et livre à ce titre une extraordinaire figure composite.
Il s’agit bien évidemment de la sculpture rupestre de Taq-i Bustân qui, si elle relève d’un thème classique en Perse Sassanide, celui de la chasse, donne à voir une étonnante représentation du souverain (Fig. 1) : celui-ci apparaîtrait sous deux formes, l’une humaine, l’autre figurant, d’après K. Tanabe, la fravashi du souverain, en quelque sorte, la partie préexistante de l’âme que tout homme détient et qui, par le concours des deux autres constituants de l’âme, urvan (av. rûvan) et daêna, régule le corps de l’homme et lui garantit ainsi la vie : « There are depicted two princely figures engaging in hunting. One of them is nimbate while the other is without nimbus. The former holding a bow is, according to my hypothesis, the fravashi of the other shooting king. Both figures have almost the same appearances »(2).Divinisée au même titre que la ruvân (Yasna 71 : « nous adorons notre propre ruvân, nous adorons notre propre fravashi »), la fravashi garde néanmoins un statut abstrait comme on l’a vu précédemment dans le cas des Amesha Spenta. Philippe Gignoux a relevé que la fravashi était investie de trois fonctions : intervention dans la formation de l’embryon, digestion et respiration. L’idée que la fravashi détiendrait des facultés de régulation physiologique n’est pas une position originellement mazdéenne, mais semble avoir été d’abord un postulat manichéen (Traité parthe sur l’âme). C’est un fait que la fonction d’embryogenèse détenue par la fravashi a été confiée au dieu de la lumière, roshn yazad, transfert surprenant selon Gignoux, dans la mesure où c’est au feu (comme on l’a vu avec la monnaie de Khosro II) qu’est confiée en principe la fonction de croissance. S’il est avéré que le personnage nimbé est bien le double du souverain, on pourrait alors l’identifier effectivement comme étant la fravashi, forme divinisée et préexistante de l’âme du roi qui préside, dans sa version rigoureusement mazdéenne de dieu de la lumière, à une régularité qui excède le champ de l’équilibre physiologique : en effet, contre Jean Kellens, qui privilégie une lecture rituelle (celle-là même qui sera nécessaire au défunt pour retrouver ses facultés motrices et de communication)(3), Philippe Gignoux défend la thèse que l’éthique occupe une place capitale dans l’accession de l’âme au paradis. Ce serait en quelque sorte la lecture supplémentaire qu’auraient accolée les mazdéens aux conceptions physiologiques qu’ils héritèrent des positions manichéistes. La priorité accordée au juste qui aurait suivi le triple précepte bonne pensée, bonne parole, bonne action entraînerait alors une équation âme préexistante (fravashi)/équilibre physiologique et éthique/nature divine de la croissance (lumière). A cela s’ajoute une figure fondamentale qui viendrait alors éclairer l’idée que le nimbe n’est qu’un élément parmi d’autres dans l’élaboration de la figure du roi : le Sênmurw, cet être mythique dont on a vu l’association avec le xvarrah, et qui apparaît sur le manteau royal, venant ainsi confirmer la thèse d’une symbolique complète, touchant autant à la physiologie qu’à la légitimité. C'est ce que confirme le texte tardif du Dênkart : « ce qui est le meilleur pour les rois dans leur royauté, c’est d’être grands en xvarrah et par l’asn xrat (nota : la "sagesse innée") qui engendre la loi. (…) Les rois immortalisent la force de la royauté »(4). Peut-on lire en filigrane dans l’iconographie sassanide une position proche de celle du rasa indien, capable d’arrêter le samsâra (la croissance) dans une œuvre, arrêt qui a pour vertu de livrer à celui qui la regarde toutes les possibilités de s’identifier à celle-ci ?(5) Cela nous ramènerait alors aux positions de K. Tanabe. La question reste bien évidemment ouverte.




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Notes :
1 Une thèse généralement admise mais dont J. Kellens rappelle qu’elle n’a pas vraiment été vérifiée.
2 Katsumi Tanabe, « The identification of the King of Kings in the upper register of the Larger Grotte, Taq-i Bustân : Ardashir III Restated », Transoxiana, 2003, p. 3. Voir aussi « A study of the Sasanian disk-nimbus : farewell to its xvarnah-theory », Bulletin of the Ancient Orient Museum 6, 1984.
3 Jean Kellens, « l’âme entre le cadavre et le paradis », in Journal Asiatique, tome 283, n°1, Paris, Société Asiatique, 1995, pp. 19-56.
4 Jean de Menasce, Le troisième livre du Dênkart, traduit du pehlevi, Paris, Klincksieck, 1973, p. 279.
5 Mario Bussagli, L'art du Gandhâra, Torino, Editrice Torinese, 1984, Paris, Librairie Générale Française, 1996 pour la traduction française, p. 192.

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