jeudi 14 juin 2018

Le nimbe sassanide #03


Fig. 1 - Relief rupestre de Naqsh-i-Rustam, Iran. Tombeau du roi II, scène d'adoration. Période achéménide. D'après B. Jacobs, « Der Sonnengott im Pantheon der Achämeniden », Iranica Antiqua, Gent, 1991.


Fig. 2 – Relief rupestre de Naqsh-i-Rustam, Iran. Investiture d’Ardashir I par le dieu Hormizd. Période sassanide. Photographié durant la saison de fouilles 1935. Avec l’aimable autorisation de The Oriental Institute of the University of Chicago.


Fig. 3 – Empire Parthe, monnaie de Phraate IV (avers et revers), d’après Sylloge Nummorum Graecorum [Great-Britain], British Academy, ed., Volume III, The Lockett collection, H. Milford, Oxford University Press, 1938-1949.

II. Un héritage achéménide ?

Les reliefs rupestres achéménides, au même titre que les sceaux, les sceaux-cylindres et les monnaies, nous montrent un Ahura Mazdâ anthropomorphe surmontant un appareil ailé constitué d’un disque ou d’un anneau (Fig. 1). Les origines égyptienne et mésopotamienne de cette figure sont établies. Bruno Jacobs en reprend les étapes : « Ursprünglich stammt es aus Ägypten und wandert über Syrien nach Vorderasien ein, wo es in der Kerkuk-Glyptik begegnet, dies noch in der 1. Hälfte des 2. Jahrtausends v. Chr. Später begegnet es bei des Assyrern ; diese vermitteln es den Urartäern »(1). On a vu plus haut les restrictions de représentations imposées par la nature des entités divines. Jacques Duchesne-Guillemin rappelle que « les Iraniens n’ont (…), d’une façon générale, jamais représenté leurs dieux, si ce n’est à partir du moment où ils entrèrent en contact avec des étrangers, Grecs ou autres. C’est ainsi que, sur les bas-reliefs Achéménides, Ahura Mazdâ apparaît sous la forme d’un buste de roi assyrien surmontant le disque ailé importé d’Egypte »(2). Précisons que l’anneau achéménide, comme l’a analysé Bruno Jacobs, est en fait une figure double : il représente à la fois Ahura Mazdâ et le dieu solaire (probablement Mithra), qui ne saurait être automatiquement confondu avec le premier dieu. Ce « doublet » laisse entendre qu’une grande plasticité existe dans un symbole de prime abord figé, et qu’un dieu suprême peut partager son iconographie avec un dieu incarnant d’autres fonctions (contractuelles, notamment, comme on le verra plus loin)(3). Il faut par ailleurs insister sur l’aspect exclusif de cette union, dans la mesure où le dieu lunaire Mâ n’y est jamais intégré et se trouve toujours représenté juxtaposé au disque solaire. On peut expliquer cette union exclusive par l’antique complémentarité Mitravaruna>Mitra Ahura. Considéré par Marthe Collinet-Guérin comme relevant d’un pré-nimbe, cet assemblage divin figure en bonne place dans la représentation du souverain, ce qui aura conduit à formuler l’hypothèse selon laquelle le disque ailé anthropomorphique pourrait représenter la vertu fondamentale pour la doctrine : ledit xvarenah connu en vieux-perse, rappelons-le, sous le nom de farnah, abstraction technique dont la religion iranienne était en possession « depuis le IXe siècle au moins », d’après J. Kellens(4). Une notion d’origine avestique qui aurait immédiatement pris, sous les Achéménides, une dimension explicitement royale, faisant figure d’attribut divin accordé au roi.On ne saurait néanmoins conclure, contrairement à ce qu’avance Nyberg(5), à une distribution du farnah par le dieu, au bénéfice du souverain. En effet, les sources grecques, qui sont des témoignages crédibles, ne font nullement allusion à une quelconque entité octroyée au souverain. Le dieu, nanti d’attributs solaires, se manifeste selon des actes précis parmi lesquels on compte l’intervention en faveur du roi. La chance accordée n’étant pas le synonyme exact du farnah, la délivrance de vertus de gloire dont le roi se rendrait possesseur n’est qu’une conjecture. Rien n’indique d’ailleurs que le rayonnement du cercle solaire soit, outre l’indice d’une supériorité divine, la marque d’une quelconque vertu : que le cercle dispense ses bienfaits n’a pas pour conséquence que ces bienfaits « investissent » le souverain, duquel en retour émaneraient les signes de cet investissement sous la forme du farnah(6). Le farnah ne peut donc être assimilé, dans l’iconographie achéménide, à l’image d’Ahura Mazdâ ou de tel dieu solaire. En outre, ce farnah, excepté l’onomastique (les « Achaemenid Farnaphoric names »), n’est quasiment jamais mentionné dans ces mêmes sources achéménides au point que, déclare Gherardo Gnoli, « in fact, it is not mentioned in the Achaemenid inscriptions, of which the focal point is the divine investiture of the king "by the favor of Ahura Mazdâ" (vashnâ Auramazdâha) »(7). Cependant « il est vrai, précise encore Gherardo Gnoli, que cette omission pourrait être compensée par la présence d’une possible iconographie Achéménide du farnah, que quelques savants ont récemment voulu reconstruire sur des bases différentes, mais il reste néanmoins que, dans les textes destinés à la glorification de la royauté et de la dynastie, on aurait pu s’attendre à une mention de cette importante idée iranienne, dont nous savons, par d’autres voies, qu’elle n’a pas été absente de l’idéologie royale de l’Iran Achéménide »(8), comme l’atteste, entre autres, Plutarque (le ϕως de Darius III mentionné dans la Vita Alexandrini).

On comprend alors que les théories d’une représentation du farnah par le disque ailé proposées par A. S. Shahbazi restent sujettes à caution(9). On s’accorde toutefois sur la nature solaire de cette vertu. C’est d’ailleurs le point principal qui caractérise la religion iranienne. D’un côté le lien Ahura Mazdâ / souverain est établi, de l’autre on trouve dans les recensions grecques l’idée d’une aide accordée par le dieu solaire Ahura Mazdâ aux souverains en détresse(10), à une époque où, probablement, le dieu avait déjà perdu son statut de deus otiosus, de dieu indifférent(11). Pour autant, il faut se garder d’opérer l’assimilation commode du souverain avec l’entité de la chance qui, rappelons-le, n’englobe pas toute la signification de la notion du farnah. Le souverain reçoit une aide, il n’est pas « investi » du farnah quand bien même ce dernier pourrait commodément être assimilé, du fait de sa nature solaire, au disque rayonnant des scènes royales.


Il n’existe donc pas de chemin direct avéré qui conduirait de l’anneau ailé achéménide au nimbe sassanide. Marthe Collinet-Guérin considère que le corollaire symbolique du disque ailé d’Egypte exporté en Asie « se révèle par les ailes de flammes posées aux épaules des dieux (nota : les nimbes à « flammes léchantes » que l’on trouvera dans la numismatique Sassanide et dans les représentations bouddhiques du Gandhâra(12) ), s’unissant souvent aux irradiations des différentes parties du corps »(13). On comprend bien qu’aucune preuve ne peut venir étayer cette déclaration. Si cette filiation existe vraiment selon des voies iconographiques qui excluent l’argumentaire du farnah / xvarrah, alors la démonstration que cette vertu a été le vecteur qui aura conduit de l’anneau ailé au nimbe devient caduque. Il est vrai que la présence du xvarrah a été identifiée dans une autre figure circulaire sassanide : le diadème d’investiture présent dans les bas-reliefs rupestres sous la forme d’un anneau à rubans tenu de concert par la divinité et le souverain (Fig. 2). C’est ce que défend Pierfrancesco Callieri à la suite de P. Calmeyer : « the ribboned ring-shaped diadem which in the Sasanian investiture scenes will become the standard symbol of the royal khwarrah »(14). On pourrait alors penser à un octroi du xvarrah par le biais de cet anneau. Mais la thèse même d’un xvarrah présent dans l’anneau d’investiture est entachée de doute au même titre que l’idée d’une iconographie achéménide du farnah. Ainsi G. Gnoli : « not all the theories that have been proposed are convincing, for example, association with the winged sun disk, which appears frequently in Achaemenid art or with the ring that is shown in investiture scenes »(15). On remarquera enfin qu’en dépit d’un dénominateur commun aux anneaux achéménides et sassanides, à savoir Ahura Mazdâ, les thèmes des scènes dans lesquelles ils apparaissent sont différents (respectivement scènes d’adoration et scènes d’investiture) et compromettent la validité d’une filiation directe. Cette dernière est cependant défendue par Katsumi Tanabe condisérant que durant la période parthe, intermédiaire entre les périodes achéménide et sassanide, aurait été figuré le xvarenah par un anneau tenu par un oiseau(16), exprimant à la fois l'investiture et l'octroi du xvarenah. La dimension « volante » du xvarenah apparaît ainsi clairement, selon Katsumi Tanabe, dans la monnaie parthe. Le rapace tenant dans son bec un anneau serait ainsi l’illustration fidèle du récit du Yasht 19(17) relatant la confiscation du xvarenah par un oiseau (Fig. 3). Peut-être y a-t-il davantage de raisons à évoquer dans cet oiseau l’image de la « force d’abondance » que dans les représentations circulaires achéménides.

Notes :
1 Bruno Jacobs, « Der Sonnengott im Pantheon der Achämeniden », in Jean Kellens, ed., La religion iranienne à l’époque Achéménide, Actes du Colloque de Liège, 11 décembre 1987, Gent, Iranica Antiqua, Supplément V, 1991, p. 58.
2 Jacques Duchesne-Guillemin, op. cit., p. 136.
3 Bruno Jacobs, op.cit., p. 65.
4 Jean Kellens, « L’idéologie religieuse des inscriptions de Darius et de Xerxès », Annuaire du Collège de France 2000-2001, Paris, 2002, p. 814 : « L’idéologie qui préside à l’aménagement de la royauté achéménide historique est ancrée dans la religion spécifiquement iranienne dont l’Avesta constitue le plus ancien témoignage ».
5 Bruno Jacobs, op. cit. , p. 57.
6 Dans le procès de la formation du nimbe, il faudrait retenir une idée annexe aux conclusions partielles de M. Collinet-Guérin qui résume parfaitement la différence de nature des nimbes selon la source de l’émanation de la divinité : « Avant d’élaborer l’histoire, dégageons les premières notions symboliques dont formes et décorations ne sont que la matérialisation : Le disque se posant sur les épaules humaines livre la première idée symbolique du dieu se substituant à l’homme ou s’incarnant en lui ; les rayons lumineux entourant la tête humaine et lui conférant – de ce fait – un reflet divin, complète l’idée de la lumière divine entrant en rapports directs avec l’homme, soit que la lumière de l’astre tombe sur celui-ci pour le diviniser, soit que cette lumière émane de l’homme lui-même changé en dieu ou représentant la divinité », M. Collinet-Guérin, op. cit. p. 53.
7 Gherardo Gnoli, article « Farr(ah), xvarenah », in Yarshater Ehsan, ed., Encyclopaedia Iranica. London, Boston, Henley, Routledge and Kegan Paul, 1989-1990.
8 Gherardo Gnoli, « La religion des Achéménides », De Zoroastre à Mani, Quatre leçons au Collège de France, Travaux de l’institut d’études iraniennes de l’université de la Sorbonne nouvelle, Paris, Klincksieck, 1985, p. 65.
9 Alizera Shahpur Shahbazi, « Farnah ‘(God given) Fortune’ symbolized » : an Achaemenid Symbol », Archaeologische Mitteilungen aus Iran, 1980, n° 13.
10 Jacobs rappelle l’épisode suivant : lorsque Darius I, en Scythie, se trouva dans la plus grande détresse, il se tourna vers le dieu solaire et demanda de la pluie. Pour ce faire il escalada une colline (Polyen VII 12, 15), exactement comme dans le culte habituel rendu à Zeus/Auramazda (Her. I 131).

11 Jacques Duchesne-Guillemin, op. cit. p. 131.
12 Mario Bussagli, L'art du Gandhâra, Torino, Editrice Torinese, 1984, Paris, Librairie Générale Française, 1996 pour la traduction française, p. 210.
13 Marthe Collinet-Guérin, op. cit. , p. 74.
14 Pierfrancesco Callieri, « At the roots of the Sasanian royal imagery: the Persepolis graffiti », Êrân ud Anêrân, Webfestschrift Marshak, Transoxiana, 2003. Cf. P. Calmeyer, "Zur Genese altiranischer Motive IV. Persönliche Krone und Diadem," Archäologische Mitteilungen aus Iran (AMI) N.S. 9, 1976, pp. 45-95.
15 Gherardo Gnoli, Article « Farr(ah), xvarenah», in Yarshater Ehsan, ed., Encyclopaedia Iranica.
16 Katsumi Tanabe, « A study of the Sasanian disk-nimbus : farewell to its xvarnah-theory », Bulletin of the Ancient Orient Museum 6, 1984, p. 34.
17 ibid.

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