jeudi 19 avril 2018

Le nimbe sassanide #01


Fig. 1 - Plat en argent doré. Yazdgard Ier tuant un cerf (détail). Période sassanide, Ve siècle. The Metropolitan Museum of Art, New York.

Quelques remarques sur le nimbe en Perse Sassanide.


Le nimbe sassanide est appelé à témoigner des liens étroits qui unissent l’art perse à deux centres de style remarquables : l’art byzantin et l’art bouddhique du Gandhâra, lesquels accordent avec une intensité égale une place essentielle à la figure nimbée. On a coutume d'attribuer au nimbe perse une responsabilité dans la formation de ces halos lumineux(1). Une réalité plus complexe fait mentir toutefois la thèse d’une création ex nihilo. Elle contrarie l’idée d’une influence directe sur les représentations chrétiennes primitives ou « gréco-bouddhiques » (selon l’expression d’A. Foucher). Il faut y voir plutôt un produit d’influences croisées, imposées par le défi géopolitique ou relayées par les voies du commerce, touchant autant à l’iconographie qu’aux desseins idéologiques et religieux. On explique cependant, et à juste titre, l’originalité iconographique du nimbe sassanide (c’est-à-dire d’un point de vue formel et thématique) par le fait qu’il a participé activement à l’idéologie nationaliste qui a présidé à l’expansion du nouvel empire perse sur une large zone asiatique. C’est à ce titre qu’il faut chercher à savoir en quoi la spécificité du nimbe sassanide est démontrable, et après quel type de soustraction des influences cette spécificité peut être déterminée. L’art du Gandhâra, s’il a recours au nimbe, est d’abord et avant tout un art bouddhique(2), donc religieux. Il n’a mobilisé que la part spirituelle de l’image du nimbe (prâbha), bien qu’il ait repris à son compte des thèmes aux fonctions originellement plus politiques que religieuses. Là où se situe sa particularité, c’est dans la mise en images du Maître dont toute représentation restait jusqu’alors proscrite (école dite « aniconique »), cela pour des raisons non d’ordre doctrinaire mais bien d’ordre symbolique, l’aura du Bouddha se situant au-delà même de toute figuration divine. Il faut chercher alors dans l’échange des modèles la création d'esthétiques composites ouvrant à une pluralité de significations, comme dans l'art kushan au travers duquel les représentations bouddhiques du Gandhâra ont établi leurs canons, tout en détournant une esthétique qui n'est pas spécifiquement religieuse. On y relève ainsi la présence patente d'influences hellénistiques et sassanides, les traits et les drapés trahissant l’empreinte grecque, les signes princiers de la divinité s’inspirant de l'art sassanide. On sait que dans la formation de cette esthétique le modèle grec antique se pose, eu égard aux directions et à la chronologie des courants d’influences, comme l’arbitre des concurrences entre art local et art allogène : on verra la place qu’il occupe dans le jeu complexe des emprunts.

C’est au nimbe byzantin qu’il revient de faire écho, par son emploi double, aux objectifs poursuivis par l’adversaire perse qui entendait pareillement élaborer des signes conjointement politiques et divins. C’est la multiple postérité du modèle grec qui se manifeste alors, laissant en quelque sorte à l’art du Gandhâra le primat d’une utilisation spécifiquement sacrée du nimbe. Dans le procès de son élaboration, le nimbe byzantin s’est appuyé sur des modèles antiques dont la fonction, au premier chef, consistait à figurer la dignité du souverain. Unifiant l’idée d’une nature lumineuse, commune aux souverains et aux saints, avec celle d’une célébration du héros victorieux telle que la Grèce et Rome la mettaient en œuvre à travers l’image gravée sur le bouclier triomphal (imago clipeata)(3), le nimbe byzantin a revêtu un double caractère : il a été, dès le départ, la marque permettant de distinguer ou d’identifier le souverain et le saint, puis, à partir des Ve-VIe siècles, l’élément constitutif de l’adoration de l’image du Christ. De la basse Antiquité au début du Moyen Âge, le nimbe byzantin participe à la mise en forme d’une christologie axée sur l’image du couronnement triomphal, en référence directe avec l’emploi antique de l’attribut impérial, tout en adjoignant à son dessin une représentation de la lumière comme vecteur d’adoration. Les crises provoquées par l’hérésie d’Arius ont poussé à arrêter le canon du symbolisme du Christ, compte tenu de la nécessité pour celui-ci d’être présenté comme double image : l’une, théologique, qui est celle de Dieu (le Christ image de Dieu en tant qu’il en est l’incarnation), l’autre, rituelle, qui est objet d’adoration du fait de la représentation tangible des attributs divins du Christ.


Le nimbe sassanide s’est élaboré suivant des critères voisins dont on a pu dire qu’ils ont été les précurseurs de la version byzantine. Au lendemain de l’avènement d’Ardashir, signant la renaissance de l’impérialisme perse, l’orgueil du nouveau pouvoir se construit sur la base de deux régimes, l’un théologique et l’autre guerrier, subtile alliance de tradition et d’un besoin de se mesurer à un empire romain en pleine mutation. Le cas qui nous occupe concerne les conditions particulières dans lesquelles se sont formés ces nimbes appartenant au substrat sassanide. On en distingue plusieurs types : la vaisselle en argent donne à voir sur plusieurs pièces le dessin d’un nimbe (souvent à plateau, fig. 1) cernant la tête de certains souverains, plus rarement celle d’une déesse (Anahita, en l’occurrence) ; les scènes d’investiture présentent un type particulier de nimbe, à rayons exocycliques ; enfin la glyptique, les monnaies ou les sceaux offrent un autre type appelé « à flammes léchantes ».


Dans les pièces perses de la vaisselle en argent qui tournent pour leur plus grande part autour du thème de la chasse, ce nimbe prend part à la représentation du Roi des Rois. De l’avis de l’essentiel des spécialistes, il illustrerait une gloire d’ordre divin, appelé xvarenah, dont les souverains se seraient rendu possesseurs. Prods Oktor Skjærvø rappelle les termes de l’interprétation classique du xvarenah : « Traditionally, the term is often translated as Glory, referring in part to “fame and glory” and in part to a luminous nimbus surrounding the heads of heroes, especially kings. It is an indispensable qualification for kingship to possess this Fortune (see Yasht 19) »(4). A travers ce cas particulier se pose le problème de l’économie de la divination. Pour l’éclairer, Marthe Collinet-Guérin s’appuie sur l’idée d’un transfert de la figure divine nimbée à la figure humaine, laquelle porte alors le nimbe comme reconnaissance et bénéfice divins(5). On va voir qu’en dépit de cette affirmation, l’iconographie sassanide pose un certain nombre de problèmes au regard des conditions classiques de la formation du nimbe, telles qu’on les observe pour le nimbe byzantin. Le cas du nimbe sassanide résiste à la thèse d’un simple transfert sacré. De nombreux facteurs de nature strictement politique viennent en effet perturber le seul rapport bilatéral entre un dieu et les hommes. On peut certes dire que le nimbe byzantin présente ce même double choix politique / divin. Mais la marque royale sera, pour la Perse, autre chose qu’une simple distinction symbolique. Le charisme perse se construit en effet de manière différente : il dépend autant de notions suprêmes que d’engagements où la prise de risque le dispute à la légitimité. C’est en tout cas dans la nouvelle politique sassanide qu’une telle synthèse vaudra conduite des affaires.
Il est instructif de mettre à plat, conjointement aux éléments constitutifs du charisme sassanide, les différentes options qui ont animé les analyses portant sur celui-ci. On a vu, souvent à juste titre, dans la figure nimbée l’image même du charisme. Un certain nombre d’indices démontreraient que la luminescence équivaudrait à la gloire du souverain ou du héros perse. On va voir pourtant que le concept de charisme déborde de beaucoup celui de la « luminescence » et que celle-ci repose sur des ressorts autrement complexes dans la fondation du prestige.


Notes :
1 Cf. Henry Corbin cité par Michel Delahoutre in Paul Poupard, ed., Dictionnaire des Religions, Paris, Presses Universitaires de France, 1984 : « l’Aura gloriae qui auréole les rois et les prêtres de la religion mazdéenne et (qui) en a transféré la représentation aux figures de Buddha et Bodhisattva comme aux figures célestes de l’art chrétien primitif ».
2 Voir le classique d’Alfred Foucher, L'Art gréco-bouddhique du Gandhâra, Paris, publications de l'Ecole Française d'Extrême-Orient, Imprimerie Nationale, 1945-1951.
3 Jean Wirth, « La représentation de l'image dans l'art du Haut Moyen Age », Revue de l'Art, n° 79, 1988, pp. 9-21.
4 Prods Oktor Skjærvø, Introduction to Zoroastrianism, Early Iranian Civilizations 102 (Divinity School no. 3663a). Old Iranian Religion, Zoroastrianism, 2005, p. 37. Extrait cité avec l’aimable autorisation de P. O. Skjærvø, Aga Khan Professor of Iranian Harvard University, Near Eastern Languages and Civilizations. Le professeur Skjærvø a tenu à me préciser que « le “traditionally” signifie que c’est seulement l’opinion reçue, et non pas mon opinion privée ».
5 Marthe Collinet-Guérin, Histoire du nimbe des origines aux temps modernes, Paris, Nouvelles Editions Latines, 1961, p. 53.

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