mercredi 16 mai 2018

Le nimbe sassanide #02



Fig. 1 - Plat en argent doré. Shapur III tuant un léopard. Saint-Pétersbourg, Musée de l'Ermitage © The Circle of Ancien Iranian Studies.

I. Une iconographie du xvarenah ?
 
Marthe Collinet-Guérin relève dans la religion mazdéenne le paradoxe d’« une religion sans images qui sait exprimer par des symboles la sainteté de la divinité »(1). Dès la période Achéménide en effet, la doctrine mazdéenne répugne dans son principe à rendre visibles les représentants de son panthéon. Les êtres divins ont déjà été transformés en une série d’entités abstraites au cours de la période précédant la réforme de Zoroastre. Réduites à des « notions », elles assurent néanmoins seules le patronage des diverses fonctions(2). Ces fonctions – souveraineté, guerre, prospérité… – ont définitivement exclu le recours aux incarnations dans des figures divines, comme cela se produisait encore dans le panthéon indo-aryen : les six Amesha Spenta présents aux côtés de la figure centrale d’Ahura Mazdâ, et qu’on traduit (trop) approximativement par « immortels bienfaisants », ne peuvent donc être assimilés à des personnifications. Selon l’analyse menée par Jean Kellens, « le nom des trois plus importantes est de genre neutre et chacun est un substantif abstrait qui fonctionne le plus souvent comme tel, la personnification étant sporadique ou rare »(3). Ces entités seraient, en définitive, « des émanations de l’ordonnance cosmique »(4). Un tel « assèchement », restreignant par conséquent le recours à l’iconographie, soumet les manifestations divines à une codification stricte. En dépit de cette restriction, l’idée de l’ordonnance cosmique revêt une importance capitale pour l’élaboration de la doctrine. Les éléments naturels en lien avec cette ordonnance – entités célestes-atmosphériques, terre ferme, eau – mobilisent malgré cette limitation un grand contingent de symboles. De fait, la montagne et le milieu lacustre viennent à point nommé pour surmonter l’impossibilité formelle de donner corps à des concepts désespérément abstraits. L’établissement zoroastrien d’une géographie mythique apporte ici, par une voie indirecte, sa contribution concrète à l’élaboration de l'image des héros et des souverains (Fig. 1).

Informé par Ahura Mazdâ, Zoroastre apprend que chaque mortel doit chercher une vertu particulière, connue sous le nom de xvarenah, afin d’obtenir avantages et succès (Zamyâd Yasht 19, 53-54). Cette vertu (xvarenah en avestique, farr ou farnah en vieux-perse, xvarrah en pehlevi) fondera jusqu’à la fin de l’empire Perse Sassanide (et même au-delà, avec le Xorsand-farrah des Omeyyades) l’un des « deux piliers de la doctrine morale [qui], dit Jean de Menasce, sont, d’une part la Mesure, caractéristique de la sagesse innée, du comportement iranien, et de la Bonne Dên (nota : « la bonne religion »), d’autre part, le xvarrah, charisme spécifique d’une fonction, d’un rang et notamment de la royauté iranienne »(5). Le xvarenah, en d’autres termes, est une « lumière-de-gloire » qui, selon le mot d’Henry Corbin, « commande toutes les articulations de la pensée iranienne »(6). Il semble que son origine ou du moins son concept puise ses origines dans le substrat mésopotamien(7).


On préviendra aussitôt une confusion : Jean Kellens signale en effet que le terme xvarenah ne signifie nullement, au stade avestique, ce que signifiera le terme xvarrah durant la période sassanide, à savoir la gloire royale(8). La nuance est importante car elle inscrit le xvarenah dans une pratique clairement magique du pouvoir. C’est ce pouvoir que reçoit le héros Yima d’Ahura Mazdâ pour accomplir sa mission de démiurge. De là vient l’obligation, selon J. Kellens, de donner au xvarenah le sens de « force-d’abondance ». L’autre aspect de cette notion est la précarité de la force : Yima ne la détient que « pendant le long temps où il usa de son pouvoir » et il la perdra suite à ce que la tradition assimile à trois péchés (Yasht 19, str. 34-38)(9).
Mais il est indéniable, en dépit de ces différences, que le ressort géographique demeure dans l’une et l’autre de ces définitions. Jean Kellens traduit le Yasna 1.14 ainsi : « J’annonce et j’introduis dans l’énumération (le sacrifice) de la montagne aux fissures rouges, dont (Ahura) Mazdâ a fait en sorte qu’elle dispense les bien-être de l’Agencement, de toutes les montagnes dont (Ahura) Mazdâ a fait qu’elles dispensent les multiples bien-être de l’Agencement, du xvarenah dont (Ahrura) Mazdâ a fait la propriété des Kavis (10) et du xvarenah que (Ahura) Mazdâ a rendu insaisissable (…) »(11). Dernier aspect (même si J. Kellens émet des doutes au sujet de la traduction du terme axvareta- par « insaisissable ») qui prouve une nouvelle fois combien cette vertu reste précaire ; aspect néanmoins fondamental comme on le verra par la suite. Le Zamyâd Yasht 1-8 énonce une liste de montagnes et indique à son tour qu’il existe bien un lien entre le lieu géographique de l’inspiration supranaturelle et le xvarenah. La géographie avestique, telle qu’elle est décrite dans le Vidêvdâd 1, tient moins d’un souci d’objectivité que d’une « idéologie géographique » (Jean Kellens), figurant en quelque sorte « l’ordre d’instauration des pays par Ahura Mazdâ »(12). Cet ordre suit un axe sacré, calqué sur la course du soleil, permettant à la doctrine d’opérer une assimilation du récit mythologique des origines avec la volonté d’hégémonie politique exprimée dans la définition de l’Airiiana vaêjah, le pays aryen. Ainsi situe-t-on la source du xvarenah au lac Kasaoya, « siège du kavaêm xvarenô, le xvarenah des kavi ou, comme nous devons peut-être l’entendre, des Kayanides » (G. Gnoli)(13), xvarenah qui serait un « potentiel créatif non ordonné, mais puissant, tel qu’il existe dans le liquide séminal »(14), « collecté par la lumière et l’eau »(15).La restriction des images n’entrave donc en rien les possibilités d’offrir au xvarenah les moyens de la symbolisation. Au même titre que celle de l’eau, la mention des montagnes telle qu’elle apparaît dans le Zamyâd Yasht prouverait que, selon les termes de G. Gnoli, « there are good reasons to believe that the connection between xvarenah- and mountains was not unimportant »(16). Dans tous les cas, le xvarenah est une puissance ou une force magique de nature lumineuse et enflammée, intégrée dans l’économie d’une imagerie nationaliste. Il est un « feu flamboyant » (âtarsh yô upa.suxto, Yasht 10.127), précédant Mithra, le dieu de l’aurore qui se lève sur le mont Hara (Yasht VI).

L’art Sassanide présente une iconographie géographique directement inspirée de cette assimilation
xvarenah (xvarrah) / éléments de l’ordonnance cosmique. Signalons les plats en argent où cette composition symbolisant la gloire du souverain passe par une stylisation des éléments géographiques : Hormizd II (ou III) à la chasse au lion, Shapur III tuant un léopard et une chasse royale au lion dans laquelle on identifie traditionnellement Bahram V. A travers cette assimilation transparaissent les positions doctrinaires des Sassanides pour qui « Iran et Bonne Religion sont des termes presque équivalents »(17) .

En exposant les éléments constitutifs de la « force-d’abondance » qui reçoivent sous les Sassanides un support figuratif, et ce conjointement à l’extension du concept à la notion de gloire royale, nous voyons bien que le lien entre le texte et l’image s’élabore en priorité à travers le symbolisme spatial : ordonnance cosmique, idéologie géographique, course solaire sur le pays aryen. Une plus grande imprécision touche la valeur proprement lumineuse du
xvarenah. Rien n’indique ouvertement dans quelle mesure elle s’inscrit directement dans un nimbe. On dénombrera en effet dans toutes les périodes où apparaîtra, selon les conjectures, l’iconographie du xvarenah, des éléments sans lien immédiat avec la nature nimbée : casque, sceptre, lance, bol, anneau décoré de rubans, diadème(18)… des avatars qui illustrent l’extrême difficulté à distinguer les signes divins des signes spécifiquement royaux. Les controverses sont nombreuses concernant l’identification de l’image du xvarenah. Elles viennent de ce que la représentation du charisme iranien porte autant sur sa transmission que sur l’idiosyncrasie du souverain.Il est évident que si l’on s’en tient aux seules preuves du sens des images par les textes (suivant l’exemple de l’iconologie de Panofsky), on condamne le nimbe à une interprétation partielle. La recherche d’une littéralité directe dans le nimbe est certes possible, mais elle ne permet pas de rendre compte de la richesse des choix symboliques ayant conduit à l’élaboration du nimbe sassanide. Elle en occulte également les ambiguïtés. A l’inverse on s’expose au risque d’insérer sans préavis le nimbe dans un système sémantique construit forcément autour du thème de la divinité solaire(19). Dans tous les cas, l’équation nimbe / « lumière de gloire » est réglée à la hâte. C’est un abus qu’a dénoncé Henri-Paul Francfort(20). Il s’agit donc de savoir si le nimbe s’insère bien dans cette même économie de la figuration de la vertu. On voit que le problème réside dans l’identification du nimbe comme image de la nature lumineuse du xvarenah (xvarrah) selon un sens large qui engage autant les notions de force magique que celles de gloire royale. Le problème vient donc du risque d’anachronisme : le xvarenah est un terme avestique qui, on l’a vu, ne veut pas dire exactement la même chose que le terme pehlevi xvarrah qui apparaîtra, si l’on se réfère aux chronologies les plus exemptes de doute, plus d’un millénaire après la période de l’Avesta ancien. Une autre difficulté apparaît : celle qui réside dans le lien entre la religion avestique et la période politique qui lui est contemporaine, du moins en théorie, l'ère Achéménide. Si l’une et l’autre sont bien contemporaines (ce qui fait encore l’objet de débats), il reste à connaître leur degré d’interdépendance. C’est au nom de ce lien supposé, bien que ténu, qu’on a cherché à savoir s’il pouvait y avoir, dès cette époque, une iconographie du xvarenah et, par extension, des éléments prouvant que la figuration de cette vertu sous la forme future du nimbe était déjà en gestation. Il nous faut donc remonter à la période achéménide pour débusquer les formes iconographiques qui attesteraient d’une mise en image du charisme royal.
 
Notes :
1 Marthe Collinet-Guérin,
Histoire du nimbe des origines aux temps modernes, Paris, Nouvelles Editions Latines, 1961, pp. 57-58.
2 Jacques Duchesne-Guillemin, Zoroastre, étude critique avec une traduction commentée des Gâthâ, Paris, Robert Laffont, 1975, p. 134.
3 Jean Kellens, Zoroastre et l’Avesta ancien, quatre leçons au Collège de France, Paris, éditions Peeters, 1991, p. 27.
4 ibid., p. 40.
5 Jean de Menasce, Le troisième livre du Dênkart, traduit du pehlevi par, Paris, Klincksieck, 1973, p. 20.
6 Cité par Michel Delahoutre, op. cit., p. 1198.
7 Antonio Panaino : « The three heavens in the zoroastrian tradition and the mesopotamian background », in Rika Gyselen, ed., Res Orientales VII, Au carrefour des religions, mélanges offerts à Philippe Gignoux, Groupe pour l’étude de la Civilisation du Moyen-Orient, Bures-sur-Yvette, 1995, p. 221 : « (…) different traditions seems connected with an older Mesopotamian influence, as, for instance, the image of the vara, the conception of the xvarenah (partly corresponding to the Babylonian melammu, Sum. ME.LAM, etc.) ».
8 Jean Kellens, « Promenade dans les Yashts à la lumière de travaux récents (suite) », Annuaire du Collège de France 1999-2000, Paris, 2001, p. 727 : « considérer le mot xvarenah comme l’expression de la gloire royale est anachronique ».
9 ibid., p. 727. Cf. Daniel Dubuisson, « Matériaux pour une typologie des structures trifonctionnelles », L'Homme, n° 93, 1985, p. 116 : « Une telle valorisation de la vérité apparaît également en Iran à travers un épisode bien connu de la légende de Yima. Suivant la version la plus ancienne, c'est « lorsqu'il commença à penser à la parole mensongère contraire à la vérité » que s'enfuit de lui son triple Xvarenah. Or, Dumézil a montré que les trois parties de cet « Herrschaftsglanz » étaient fonctionnelles et que, par conséquent, leur rencontre dans ce symbole lumineux illustrait à sa manière le thème, devenu célèbre depuis lors, de la trifonctionnalité du roi ». On verra que cette dernière idée est sujette à caution.
10 Nota : Kavi est le titre général des rois dans l'Avesta. Les Kavi entrent dans la mythologie iranienne sous le nom de Kayanides. Cf. Clarisse Herrenschmidt, Jean Kellens, « La question du rituel : le mazdéisme ancien et achéménide / The Problem of the Ritual within Ancient and Achaemenidean Mazdaism », Archives des sciences sociales des religions, 1994, N° 85, note 15, p. 65 : « II est bien possible - selon une suggestion indirecte, transmise par J. Kellens, d'E. Pirart - que les rois achéménides aient été des kavi- “inspiré, poète ayant une fonction religieuse” ; en tout cas c'était la qualité de Vishtaspa, le fils de Zarathustra ».
11 Jean Kellens, « Commentaire sur les premiers chapitre du Yasna », Journal Asiatique, tome 284, n°1, 1996, p. 90.
12 Jean Kellens, « Promenade dans les YaÞts à la lumière de travaux récents (suite) », Annuaire du Collège de France 1999-2000, Paris, 2001, p. 740.
13 Gherardo Gnoli, « La géographie de l’Avesta. », De Zoroastre à Mani, Quatre leçons au Collège de France, Travaux de l’institut d’études iraniennes de l’université de la Sorbonne nouvelle, Paris, Klincksieck, 1985, p. 23.
14
Mario Bussagli, L'art du Gandhâra, Torino, Editrice Torinese, 1984, Paris, Librairie Générale Française, 1996 pour la traduction française, p. 198.

15 Jean Kellens, op. cit. p. 740.
16 Gherardo Gnoli, article « Farr(ah), xvarenah », in Yarshater Ehsan, ed., Encyclopaedia Iranica. London, Boston, Henley, Routledge and Kegan Paul, 1989-1990.
17 Gherardo Gnoli, « L’Iran au IIIe siècle : entre universalisme et nationalisme. », De Zoroastre à Mani, Quatre leçons au Collège de France, Travaux de l’institut d’études iraniennes de l’université de la Sorbonne nouvelle, Paris, Klincksieck, 1985, p. 86.
18 Katsumi Tanabe, « A study of the Sasanian disk-nimbus : farewell to its xvarnah-theory », Bulletin of the Ancient Orient Museum 6, 1984, p. 34.
19 Cf. la position du regretté Daniel Arasse : « Une image n'est pas un texte et s'il est vrai qu'un texte peut et doit souvent confirmer le sens d'une image, celle-ci n'en possède pas moins une signification spécifique. Même composée à partir d'un programme, l'image n'est pas un discours conceptuel, elle est une figuration et, en tant que telle, elle comporte une part de non conceptuel qui assure son succès, sa fonction même dans la société où elle est produite, et qui en fait un témoignage parfois irremplaçable sur l'imaginaire de la société et de la période qui l'ont mise au jour », in Daniel Arasse, « Extases et visions béatifiques à l'apogée de la Renaissance : quatre images de Raphaël », Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes, n° 84-2, 1972, p. 407.
20 Henri-Paul Francfort, « Les pétroglyphes d’Asie Centrale : Limites des interprétations indo-iraniennes et chamaniques » in Jean Guilaine, ed., Arts et symboles du Néolithique à la Protohistoire, séminaire de la chaire « Civilisations de l’Europe au Néolithique et à l’Âge du Bronze » du Collège de France, Paris, Editions Errance, 2003, pp. 189-214.

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